LA MAISON DES FEMMES DE PARIS

Les femmes font de la résistance

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Appel urgent à solidarité

 

Les femmes font de la résistance...

Par JANINE MOSSUZ-LAVAU
Directrice de recherche au Centre d'étude de la vie politique
française (Cevipof). Auteur, notamment, de "Que veut la gauche
plurielle ?" (Odile Jacob, Paris, 1998) et de "Femmes/Hommes. Pour la
parité" (Presses de Sciences Po, Paris, 1998).

LE 17 juin 1984, à l'occasion des élections européennes, le Front
national (FN) effectua sa première « percée » en recueillant 11,2 %
des suffrages. Depuis cette date et jusqu'aux législatives de 1997,
un trait constant a caractérisé son électorat : toujours plus
masculin que féminin.

En 1984, l'écart entre le score obtenu chez les hommes et celui chez
les femmes atteint 4 points : 13 % des électeurs et 9 % des
électrices se prononcent en faveur du Front (1). Aux législatives de
1986, l'écart diminue un peu. Mais à la présidentielle de 1988, il se
creuse : 18 % des hommes et seulement 11 % des femmes votent pour
M. Jean-Marie Le Pen. Aux législatives qui suivent la réélection de
François Mitterrand, 12 % des premiers et 7 % des secondes
choisissent des candidats du FN (2). Les écarts diminuent un peu lors
des européennes de 1989 et des législatives de 1993. Aux européennes
de 1994, ils varient de 3 à 5 points selon les instituts.

En 1995, M. Le Pen est à nouveau candidat à la présidentielle et bat
son record de 1988, passant de 14,4 % des suffrages exprimés à 15 % -
grâce aux hommes, qui sont 19 % à le soutenir contre 12 % des
femmes (3). En 1997, à l'occasion des législatives, les chiffres ne
varient guère : 18 % des premiers, et 12 % des secondes apportent
leurs suffrages à des candidats du FN (4).
Malgré des variations dans les écarts observés, les femmes
s'empressent moins que les hommes d'apporter de l'eau au moulin de
l'extrême droite. Et ces différences perdurent, indépendamment des
caractéristiques socio-démographiques des populations. Mme Nonna
Mayer, politologue, souligne ainsi que, en 1997, « quels que soient
l'âge, la pratique religieuse ou les opinions sur l'égalité des
sexes, la différence se maintient, indice d'un refus féminin
spécifique de l'extrémisme politique (5) ».

Il est intéressant de voir à quel point les écarts peuvent
s'accroître dans certaines catégories « sensibles ». Ainsi, en 1995,
à l'occasion de la présidentielle, les jeunes femmes ont été plus
réticentes face au dirigeant du FN : pour les 18- 24 ans, ce sont,
d'après BVA, 19 % des jeunes gens mais 10 % seulement des jeunes
filles qui ont voté pour lui - chez les étudiants, respectivement
16 % et 6 %. On avait insisté, lors de cette élection, sur la
désertion des jeunes par rapport à la gauche. Mais cette dérive
droitière est surtout le fait des hommes et concerne moins les femmes.
De même, en 1995, les ouvriers avaient en priorité apporté leurs
suffrages au candidat du FN. Mais, là encore, la tendance est plus
marquée chez les hommes que chez les femmes : d'après BVA, ce sont,
parmi les ouvriers non qualifiés, 34 % des premiers et 20 % seulement
des secondes qui ont soutenu M. Le Pen. Et, selon l'IFOP, les femmes
au foyer (19 %) ont été plus nombreuses que les actives (13 %) à se
prononcer pour le FN.

En 1997, des constantes et des changements peuvent être notés (6).
Les écarts demeurent parmi les 18- 24 ans - 19 % des hommes et 14 %
des femmes se prononcent en faveur des frontistes -, mais ils sont
plus élevés chez les personnes âgées de 65 ans et plus. Dans cette
dernière génération, 20 % des hommes ont voté FN contre 6 % des
femmes. Dans les diverses catégories socioprofessionnelles, celles-ci
demeurent moins nombreuses que leurs homologues masculins à soutenir
le FN, à une exception : les ouvrières. Elles qui, en 1995, votaient
moins que les ouvriers pour M. Le Pen font en 1997 jeu égal avec
eux : 24 % d'entre elles (comme 24 % d'entre eux) se sont prononcées
pour le FN. Peut-être faut-il voir là l'exaspération de femmes dont
la vie est particulièrement difficile et qui n'ont pas trouvé d'autre
moyen pour se faire entendre. Pourtant, les chômeuses, dont les
difficultés ne sont pas moindres, n'ont pas, pour leur part, cédé :
seules 10 % d'entre elles (contre 23 % des chômeurs) se sont ralliées
au FN.

Contre l'archaïsme et le néomachisme

POURQUOI les femmes cèdent-elles moins que les hommes aux appels de
l'extrême droite ? Une première raison renvoie au fait que nombre
d'entre elles tiennent aux acquis de la période récente, au droit de
disposer de leur corps et à leur entrée massive dans le monde du
travail, notamment du travail salarié. Or ce sont des conquêtes sur
lesquelles le FN ne cache pas son intention de revenir s'il parvenait
au pouvoir.

Dès 1984, dans son programme présenté dans Les Français d'abord,
signé par M. Le Pen, le parti réclame « l'abrogation de la loi
Veil ». Plus récemment, il exigeait en priorité que les interruptions
volontaires de grossesse (IVG) ne soient plus remboursées par la
Sécurité sociale. Des militants du FN participent aux commandos
anti-IVG qui s'en prennent aux hôpitaux et aux cliniques pratiquant
ce type d'intervention. Dans le cadre de son plaidoyer de 1984 pour
« une politique nataliste vigoureuse », M. Le Pen prône
« l'instauration d'un véritable salaire maternel qui donne à la femme
française la liberté de choix entre le travail à l'extérieur et sa
présence au foyer » (7). La vision très traditionaliste que développe
au total le Front national peut difficilement convenir à des femmes
autonomes et entendant bien le rester.

Qui plus est, le FN présente une conception guerrière de la
politique. Or les femmes en ont une approche plus pacifiée. Diverses
enquêtes laissent à penser qu'elles récusent plus que les hommes la
violence, l'affrontement musclé, et la manière dont le FN apparaît à
la télévision est loin de les séduire. Cela serait particulièrement
refusé par les femmes âgées, à qui l'extrémisme peut faire plus peur
encore qu'à d'autres et dont on a vu qu'elles étaient parmi les moins
nombreuses à se prononcer en faveur du parti de M. Le Pen.

On peut aussi s'interroger sur ce qui attire les hommes dans cette
famille politique. Le sociologue Pascal Perrineau y voit, « au-delà
d'une séduction nostalgique pour le machisme du discours lepéniste,
toujours prompt à manier des références à une virilité agressive, un
trouble de l'identité masculine, devenue mal assurée et perturbée par
l'important mouvement de redistribution des rôles entre hommes et
femmes à l'oeuvre dans les sociétés occidentales depuis trente
ans (8) ». Il note qu'une « recherche confuse d'autorité » est à
l'oeuvre, particulièrement chez des hommes jeunes, peu diplômés,
exposés au chômage.

Au cours d'une enquête effectuée entre 1993 et 1995 (en collaboration
avec Anne de Kervasdoué), un jeune cadre commercial qui avait voté FN
aux élections précédant l'entretien, et qui tenait sur les femmes un
discours montrant son opposition aux changements survenus dans leur
situation, déclarait : « Elles deviennent de plus en plus
personnelles (...) . Elles cherchent de plus en plus l'indépendance
totale (...) . Elles s'intéressent d'abord à elles-mêmes (...) . Il y
a vraiment une perte de sacrifice de la femme par rapport aux autres
qui est assez importante  (9) ».

Reste que certaines femmes soutiennent le FN et même y adhèrent, ou à
des associations d'extrême droite qui en sont très proches. A quoi
peuvent-elles acquiescer dans un programme qui s'affiche en
contradiction avec l'évolution récente de la population féminine ?
Comment peuvent-elles se situer dans la mouvance d'un parti dont
l'idéal féminin est incarné par deux « vierges-cultes » : Marie et
Jeanne d'Arc (10) ?

Une sociologue qui a enquêté auprès d'elles en trace un portrait
contrasté. Elle note que les jeunes filles sont en conflit avec les
garçons car, ayant bénéficié d'acquis du mouvement féministe, elles
n'imaginent pas laisser à la porte de l'organisation leur droit à
intervenir, à participer à des actions, à être les égales des hommes.
Les femmes un peu plus âgées placent au centre de tout la maternité,
une maternité militante qui s'oppose à la « marxisation de
l'enseignement » et à tous les « vampires » qui menacent les petits
Français : drogue, sida, pornographie, homosexualité (11). Pour les
plus âgées, « le rôle primordial des femmes est (...) de reproduire
des hommes et des valeurs ». Dans l'ensemble, les femmes du FN ne
voient pas le travail féminin d'un très bon oeil, dans la mesure où
il empêcherait la femme de s'occuper de ses enfants. Par ailleurs,
certaines n'hésitent pas à dire que ces travailleuses prennent la
place des hommes.

Il existe au sein du FN une organisation destinée aux femmes, le
Cercle national femmes d'Europe (CNFE), créé en mai 1985 à Nice par
Mme Martine Lehideux (12). Celle-ci la présente comme tournée vers la
politique familiale et déclare que le féminisme l'insupporte en
raison d' « une certaine laideur tout à la fois morale et physique
 (13) ». Le CNFE, tel que l'a étudié Françoise Laroche, s'oppose à
l'IVG, veut restaurer la famille, l'enfant devant être « bercé et
élevé par sa mère, protégé par son père, se développant parmi ceux de
son sang  (14) ». Il défend le salaire maternel, qui serait financé
par la mise en application de la préférence nationale, un calcul
avançant l'idée que « l'immigration coûte à l'Etat 250 milliards par
an !  ». En 1995, le CNFE rassemblait un millier d'adhérentes.

Dans la plupart des pays européens, les femmes sont également moins
nombreuses que les hommes à soutenir les partis d'extrême droite. En
Suède, l'électorat de la Nouvelle Démocratie comporte 38 % de femmes
et 62 % d'hommes ; en Autriche, celui du Parti libéral 40 % de femmes
et 60 % d'hommes ; en Allemagne, celui des Republikaner 36 % et 64 %.
Seul le Vlaams Blok de Belgique verrait autant de femmes que d'hommes
voter pour lui.
Dans l'ensemble, il y a bien un réflexe féminin dépassant les
frontières pour rejeter des formations susceptibles d'arrêter le
mouvement de libération des femmes. Sous des formes diverses,
celles-ci optent pour des attitudes d'autonomie éloignées des schémas
patriarcaux conformes à l'idéologie de partis ayant pour slogan
préféré « Travail, famille, patrie ».
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(1) Source : Sofres. Sondage réalisé pour TF1 et Le Nouvel Observateur.
(2) Sondage Cevipof/Sofres.
(3) Sofres/TF1/RTL.
(4) Sofres/Cevipof/ Libération.
(5) Nonna Mayer, « Du vote lepéniste au vote frontiste », Revue
française de science politique, Paris, juin- août 1997.
(6) Sofres/Cevipof/ Libération.
(7) Cf. Claudie Lesselier, « De la Vierge Marie à Jeanne d'Arc.
L'extrême droite frontiste et catholique et les femmes (1984-
1990) », in Claudie Lesselier  et Fiammetta Venner (sous la direction
de), L'Extrême Droite et les Femmes, Editions Golias, Villeurbanne,
1997.
(8) Pascal Perrineau, Le Symptôme Le Pen. Radiographie des électeurs
du Front national, Fayard, Paris, 1997.
(9) Janine Mossuz- Lavau et Anne de Kervasdoué, Les femmes ne sont
pas des hommes comme les autres, Odile Jacob, Paris, 1997, p. 214.
(10) Myriam Lallemand, « La métaphore sexuelle de Jean- Marie Le
Pen », in L'Extrême Droite et les Femmes, op. cit., p. 89.
(11) Fiammetta Venner, « Une autre manière d'être féministe ? Le
militantisme féminin d'extrême droite », ibid.
(12) Françoise Laroche, « Maréchale, nous voilà ! Le Cercle national
femmes d'Europe », ibid. Dans le même ouvrage, voir également, de
Birgitta Orfali, « Parfum d'extrême droite : les adhérentes du FN ».
(13) Présent, 6 avril 1995.
(14) Europe et Patries, no 7, 1985.

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Dernière modification : 26 novembre 2002