LA MAISON DES FEMMES DE PARIS Une sociologie de la violence
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II
- UNE SOCIOLOGIE DE LA VIOLENCE Dans
toutes les définitions proposées sur la violence, le rapport de force et de domination qu’exerce
un individu (l’agresseur) sur un autre (la victime) est le fait principal qui caractérise ce type
d’agression. On évitera de décrire le phénomène dont les conséquences sont largement
inscrites dans les rapports psycho cliniques des professionnels de la santé repris par les
institutions et les responsables des associations qui luttent contre les violences faites
principalement à l’encontre des femmes. Une
sociologie pratique de la violence s’occupe principalement de comprendre, du point de vue des
stratégies sociales, comment une situation de violence peut exister à un moment donné et de
quelle forme de violence il s’agit[1]. L’individu est observé dans un réseau
d’échanges et non en tant qu’individualité (approche plus psychologique). Ce type de
sociologie prend en compte les acteurs d’une violence qui occupent une relation directe ou
indirecte avec la victime, les interactions entre ces acteurs et le système qui rend possible cette
situation de violence. Il s’agit de mettre en évidence des effets de structures qui autorisent et
rendent possible le coup de force, la violence symbolique, le conditionnement psychologique. Chaque
acteur est considéré comme étant l’élément d’un rouage dont il faut démanteler les mécanismes.
La première étape du travail consiste à repérer les acteurs et le rouage puis à trouver le mécanisme.
Nous
retenons dans l’explication de la violence la notion d’altérité propre à la construction de
n’importe quelle organisation sociale. La violence existe parce qu’elle est tournée vers cet
autre qui devient, au moment de l’acte violent, l’objet de transfert de sa propre souffrance. Un
homme violent est un homme privé de quelque chose qui lui paraît essentiel : il ne peut
l’obtenir dans des relations égalitaires parce qu’il est ou se sent en position d’infériorité
et parce que l’autre détient « cette chose » qu’il ne veut pas ou ne peut pas lui
donner. En ce sens, le vol, le vandalisme ou le terrorisme signifient la prise de conscience
physique, économique ou politique du manque. De la même manière, le viol est une prise de
conscience de l’incapacité à obtenir de l’autre la satisfaction de son propre désir. 1
- LA VICTIMISATION La
victimisation est un procédé qui consiste à rendre noble, donc héroïque, le statut de victime.
Le procédé tend à désengager la responsabilité d’un groupe social (ethnique, biologique,
etc.) dans le but de désigner un coupable pour obtenir une réparation. Le groupe est alors
stigmatisé comme étant « dominé » et victime d’un autre groupe ou d’une situation
dont il n’est pas ou peu responsable des agissements. C’est l’éloge de l’opprimé qui prime
dans le discours. La
théorie sur la victimisation peut rendre visible un rapport de domination que le discours au profit
des plus faibles parvient à masquer. Elle est intéressante dans la mesure où elle permet de démanteler
des techniques sournoises de domination. Le fait de victimiser une communauté ethnique, sexuée, ou
politique peut être une stratégie de domination consciente ou inconsciente mise en place par le
groupe qui victimise en direction de la communauté désignée. C’est l’effet connu du miroir (image
inversée) ou la technique qui consiste à regarder l’ombre que produit la lumière. La technique
de domination (sournoise) consiste à placer les responsables d’institutions dans une position de
protecteurs des femmes victimes. On sait que le fait de protéger induit un rapport de domination
dans le sens où le plus fort porte secours au plus faible en échange de sa soumission ou du moins
de quelque chose dont le plus faible est porteur et qui manque au plus fort. En
ce qui concerne la violence faite aux femmes, on peut tenter de décrire le processus violent en
essayant de démanteler le système qui permet l’existence du tandem victime-coupable. La violence
peut engendrer du plaisir pour l’agresseur dans la mesure où la victime et l’agresseur se
conditionnent mutuellement. Une situation égalitaire entre deux partenaires laisse progressivement
la place à une relation de domination. Dans ce dernier cas, la présence d’une victime et d’un
agresseur devient alors effective et bien réelle. Une séquence du film cinématographique Baise-moi
de Virginie Despentes illustre l’idée de « conditionnement mutuel ». Deux hommes sont
en situation de violer chacun une femme, toutes les deux réunies dans un même lieu : la première
femme résiste, elle est violée. L’homme est manifestement satisfait : il a pu exercer son
rapport de domination. Il devient l’agresseur parce qu’elle est devenue la victime. La deuxième
femme ne résiste pas : elle lui dit « baise-moi ». Dans les deux cas, les femmes
ont été victimes d’un viol, mais de façon rationnelle on constate que, dans le premier cas, le
viol a eu lieu dans sa forme physique et psychologique alors que, dans le deuxième, il a échoué
dans sa forme totale. Le
rapport de domination symbolique a été inversé par l’action de la femme. Même si elle a été
violée, elle devient actrice active de la scène. Elle est victime de la situation mais par son
discours, elle a pu renverser le rapport de force. La jouissance que l’agresseur voulait obtenir
par la violence n’a pas eu lieu. La
violence sexuelle est la première forme de violence faite à l’Institution dans la mesure où
elle est le signe le plus primaire et troublant d’une transgression des règles régissant un
ordre social. Au
sein des mouvements féministes, il existe à peu près deux types de combats, orientés vers la même
fin, à savoir l’amélioration des conditions de vie des femmes : le premier adopte une
position sexuée (voire genrée), le deuxième attribue aux femmes le rôle de porteuse d’un
Universel[2]. Dans le premier,
le risque est d’enfermer les femmes dans une vision du monde de type communautariste ; dans
le deuxième, le risque est de ne pas prendre en compte la situation particulière des femmes. La
solution se trouve peut-être dans le fait de proposer des solutions à la problématique de la
violence en pensant des stratégies de prévention contre toutes les formes de délinquance envers
les femmes, les enfants et les hommes. Le regard de femme devient alors une expertise sur le monde
au moment où à peu près tous les regards d’hommes sur le monde ont été épuisés, en vain. La
révolution sexuelle pour les femmes a préparé la révolution intellectuelle des femmes. Dans
le cas de la violence effective faite aux femmes, le fait que des institutions majoritairement
composées d’hommes instruisent et défendent des dossiers sous l’appellation d’une violence
faite « aux femmes » contribue à ce que les femmes soient catégorisées dans un système
qui laisse perdurer un possible rapport domination hommes-femmes et l’installation définitive des
femmes dans le statut de victimes. 2
- LA DOMINATION SYMBOLIQUE La
violence est la caractéristique d’une frustration. L’agression est directement tournée contre
la source de la souffrance qui devient la victime de l’acte violent. Un individu qui se trouve une
raison valable pour agresser un représentant de l’ordre public a un problème par rapport à
l’autorité, le représentant de l’ordre public est un signifié (une représentation
symbolique). De la même manière, un individu qui est violent envers une femme à un problème par
rapport aux femmes. Il exerce son rapport de domination par la force physique. Le « travail »
sur cet individu consisterait à considérer la réalité de son problème dans le but de tenter
d’annuler le processus de transfert. Dans le cas d’une violence sexuelle exercée par un homme
à l’encontre d’une femme, la femme est le signifié du manque. On
peut ajouter aux caractéristiques connues de la violence le conditionnement psychologique
qui prépare l’agression ou l’annule. Dans le cas d’une manipulation réussie, c’est-à-dire
lorsque la personne demandeuse d’un service obtient satisfaction, l’agression n’est pas utile.
La victime de cette manipulation aura l’impression d’être consentante ou libre acteur de la
situation, qu’il s’agisse de regarder un film pornographique ou de pratiquer l’échangisme versus
classes favorisées (dans un salon privé) ou tendance classes populaires (dans une cave). Le résultat
n’en sera que plus efficace dans la mesure où l’exercice de la force n’aura pas été utile.
Le conditionnement inscrit la violence dans le long terme, elle pourra être répétée et programmée
puisqu’il y aura « acceptation » de la victime tant que le lien n’est pas rompu. On
arrive à un point central de la domination symbolique : parvenir à ce que l’individu qui
subit un acte violent physiquement ou psychologiquement n’ait plus l’occasion de se rebeller
parce qu’il croit injustement que l’initiative vient de lui. Sa fuite annulera, de façon
évolutive, le conditionnement donc le rapport de domination. Les associations « pour les
femmes » évoquent le départ de la victime du processus de violence comme la condition sine
qua non de la possible reconversion du sujet victime en sujet auteur de sa propre vie. Le
choix de partir est non seulement difficile mais dangereux : il signifie l’échec de la prise
de pouvoir donc la rébellion du sujet qui agresse ou/et conditionne son partenaire. L’éducation
est un des point central de la prévention ; l’éducation sexuelle et amoureuse des jeunes
devrait être un des points fondamentaux de « la lutte contre la violence faite aux femmes »
et de la lutte contre la violence en général. La pornographie fait malheureusement office
d’éducation sexuelle, mais une éducation qui est résolument du côté de la violence. Des
femmes disent qu’elles aiment regarder ce genre de film avec leur partenaire sexuel. Lorsqu’on
leur demande qui a eu l’idée de regarder « la première fois » et « à
deux » un film pornographique, elles répondent pour la quasi totalité « mon compagnon
». On obtient les mêmes réponses lorsqu’on questionne des femmes qui pratiquent l’échangisme
dans des lieux privés : elles disent qu’elles aiment l’échangisme et que « la première
fois, à deux », elles l’ont fait sur
proposition de leur petit ami. Du côté des hommes, la réponse est identique dans les deux cas :
« je ne l’ai jamais forcée, elle aime ça ». Ces réponses n’ont rien de surprenant
pour les féministes. Les femmes ont eu l’habitude d’associer à l’amour, la soumission ;
au refus, la perte de l’autre. On retiendra l’importance de « la première fois et à deux »
dans l’histoire de la violence répétitive, à l’encontre de la même personne. Le chantage
implicite et explicite ou l’appât d’une vie meilleure initie le processus évolutif de la
violence. Le rapport Henrion sur le rôle des professionnels de la santé dans la violence
conjugale (2001) caractérise les violences par l’existence d’un « processus évolutif
au cours duquel un partenaire exerce, dans le cadre d’une relation privilégiée une domination
qui s’exprime par des agressions physiques, psychiques ou sexuelles ». En
mai 2002, le Ciem (Collectif interassociatif Enfance Médias) qui regroupe des associations féministes,
des syndicats d’éducateurs, des parents d’élèves et des professeurs a publié un rapport
commandé par le ministère de la Culture et de la Communication sur l’environnement médiatique
des jeunes. Le Collectif s’est inquiété de l’influence de la pornographie sur les jeunes et préconise
au CSA la suppression de ce type de programme à la télévision (voir points 6 et 7 de la
chronologie de la recherche). Le CSA a accepté cette proposition et travaille dans ce sens
depuis la remise du rapport. La pornographie est une forme de violence symbolique dans le sens où
les femmes mises en scène semblent généralement obtenir du plaisir par la soumission. La violence
est érotisée comme le rapport de domination hommes-femmes est banalisé : il entre dans
l’ordre des comportements normaux. L’image violente de la sexualité ne peut qu’influencer la
représentation sociale de la sexualité, notamment chez les jeunes en quête de questions en matière
sexuelle. Il
serait souhaitable que des acteurs du service éducatif et social soient formés à la dimension
genrée des problèmes rencontrés chez les jeunes. En terme d’éducation sexuelle, une déviance
d’ordre comportemental peut-être le produit de l’intériorisation d’un rapport homme-femme
basé sur le binôme domination-soumission, ce dernier étant particulièrement révélé dans le
fait de ne pas pouvoir culturellement signifier son refus. Il ne s’agit pas uniquement de parler
de fonctionnement biologique des organes de la reproduction mais aussi de respect des corps et de
plaisirs partagés. On peut imaginer des films réalisés par des professionnels mettant en scène
des partenaires acceptant librement et sans contraintes de se donner mutuellement du plaisir sans
qu’il y ait de rapport de force. Dans un esprit laïc et républicain, il est indispensable que
des agents du service public se chargent de former et d’informer les jeunes sur la relation
d’amour et de confiance prompte à construire la relation sexuelle. Dans le cas contraire, il est
probable que des associations à connotation religieuse prennent les devants et réintègrent
progressivement des valeurs morales dans l’éducation sexuelle des jeunes là où il ne devrait être
question que de plaisirs partagés, de respect mutuel et d’égalité. [1] Nos références théoriques sont principalement extraites des travaux de Pierre Bourdieu à L’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Voire chez l’Harmattan, collection Logiques Sociales, 2002, Béatrice Sberna « une sociologie du rap à Marseille » (sur les conditions d’existence du phénomène, doctorat de l’E.H.E.S.S.). [2] Position adoptée par la philosophe Geneviève Fraisse lors du débat sur les femmes et l’Universalisme proposé par SOS Femmes en mars 2002 (voir synthèse). |
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